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débarrasser par des plaisanteries des dominos glapissants à dentelles suspectes et à gants fanés. J’abandonnai longtemps mes oreilles aux mugissements des trompettes et aux grincements des violons. M’étant enfin suffisamment ennuyé, et ayant gagné un grand mal de tête, j’étais sur le point de me retirer ; mais je restai… Je venais de voir une femme en domino noir appuyée contre une colonne… Je la vis, je m’arrêtai, puis m’approchai… C’était elle ! Comment l’avais-je reconnue ? Au regard distrait qu’elle me jeta à travers les ouvertures allongées du masque, à la forme merveilleuse de ses épaules et de ses mains, à la majesté féminine de tout son être ; ou bien était-ce encore une voix mystérieuse qui se fit subitement entendre en moi ? Je ne puis le dire, mais enfin je la reconnus. Je passai et repassai plusieurs fois devant elle, le cœur tout frémissant. Elle restait immobile ; il y avait dans sa pose une tristesse si ineffable, qu’en la regardant je me rappelai involontairement ces deux vers d’une romance espagnole :

Je suis un tableau de sujet triste

Appuyé contre le mur.[1]

Je m’approchai de la colonne contre laquelle elle s’appuyait, et je murmurai tout bas à son oreille : – Passa que’i colli… – Elle frissonna de la tête aux pieds et se retourna rapidement vers moi. Mes regards rencontrèrent

  1. Soy un cuadro de tristeza Arrimado a la pared !