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Mais, à vrai dire, il ne possédait pas le fonds nécessaire pour remplir ce rôle dans la société. S’étant instruit seul, sans le secours d’un maître et sans être dominé par l’amour de la science, son instruction était restée bornée. Il échoua cruellement dans sa thèse, tandis qu’un étudiant, qui occupait la même chambre que lui et dont il s’était toujours moqué, triompha d’emblée. Celui-ci était un jeune homme d’une intelligence ordinaire, mais qui avait reçu une éducation solide et régulière. Cet échec remplit Pigassoff de rage ; il jeta tous ses livres et tous ses cahiers au feu, et entra au service civil.

Dans les commencements, tout alla assez bien. Pigassoff était un employé à bien figurer partout, pas très-réglé, mais suffisant, et de plus audacieux. Il ne demandait qu’à faire son chemin le plus vite possible ; malheureusement il s’embrouilla, s’attira des reproches, et fut obligé de quitter le service. Il passa trois ans dans un bien qu’il avait acheté, et épousa tout à coup une riche propriétaire à demi civilisée, qui se laissa prendre à l’appât de ses manières dégagées et railleuses. Mais Pigassoff, dont le caractère avait été trop aigri, se fatigua bientôt de la vie de famille. Après avoir vécu quelques années avec lui, sa femme s’enfuit secrètement à Moscou, et vendit à un adroit spéculateur une propriété où Pigassoff venait à peine d’achever des constructions. Frappé au vif par ce dernier malheur, il intenta un procès à sa femme, et le perdit. Il achevait sa vie en solitaire, visitait ses voi-