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mais toujours avec passion. Son irritabilité finissait par aller jusqu’à l’enfantillage : son rire, le son de sa voix, en un mot toute sa personne semblait imprégnée de bile. Daria Michaëlowna le recevait volontiers ; les sorties de Pigassoff la divertissaient. Il avait la passion de tout exagérer. Était-il, par hasard, question de quelque malheur ; lui disait-on que la foudre avait incendié un village, que l’eau avait emporté un moulin, qu’un paysan s’était fracassé la main d’un coup de hache, — il ne manquait jamais de demander avec une aigreur concentrée : — Et comment s’appelle-t-elle ? voulant demander par là le nom de la femme qui était cause du malheur, parce que, selon sa conviction, il n’y avait qu’à bien aller au fond des choses pour trouver que tout malheur était amené par une femme.

Un jour, il se jeta aux pieds d’une dame qu’il connaissait à peine, mais qui l’avait ennuyé à force de prévenances, et se mit à la supplier humblement, mais avec les traits empreints de fureur, de l’épargner, disant qu’il n’avait rien à se reprocher vis-à-vis d’elle, et qu’il ne retournerait plus dans sa maison. Un cheval emporta une fois une des blanchisseuses de Daria Michaëlowna sur une descente, la jeta dans un ravin, et faillit la tuer. Depuis ce temps, Pigassoff n’appelait plus l’animal que « son bon petit cheval », et trouvait que la montagne et le ravin étaient des lieux fort pittoresques. De sa vie, Pigassoff n’avait eu de succès : c’était une des raisons qui l’avaient aigri.