Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/287

Cette page n’a pas encore été corrigée

dorloté !… » Et ainsi de suite. Cette vieille femme impitoyable m’a poursuivi toute la journée de ses doléances. Mais revenons à notre récit.

Je souffrais donc comme un chien dont une roue a écrasé le ventre. Ce n’est qu’après une expulsion de la maison des Ojoguine, ce n’est qu’alors que j’ai su définitivement combien on peut puiser de jouissances dans la contemplation de sa propre infortune. Ô hommes ! race réellement digne de mépris et de pitié !… Mais laissons là les remarques philosophiques… Je passais mes journées dans une solitude complète, et je me voyais forcé d’avoir recours aux moyens les plus tortueux et souvent les plus méprisables pour savoir ce qui se faisait dans la famille Ojoguine, et ce que devenait le prince. Mon domestique s’était mis en rapport avec la tante de la femme de son cocher. Cette connaissance me procurait quelque allégement, car mon valet, stimulé par mes allusions et par mes présents, avait fini par deviner de quoi il devait entretenir son seigneur le soir pendant qu’il lui tirait ses bottes. Il m’arrivait quelquefois de rencontrer dans la rue soit un membre de la famille Ojoguine, soit Besmionkof, soit le prince. Je saluais le prince et Besmionkof ; mais je n’entrais jamais en conversation avec eux. Je ne revis Lise en tout que trois fois : dans un magasin de modes avec sa mère, en voiture découverte avec son père, sa mère et le prince, enfin à l’église. Je n’osais naturellement point m’approcher, et je devais me contenter de la regarder