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personne n’avait songé à l’inviter. Un blondin de seize ans avait voulu, dans sa disette d’autres danseuses, s’adresser à elle, et avait déjà fait quelques pas dans cette direction, lorsqu’il réfléchit un instant, la regarda et se perdit précipitamment dans la foule.

On peut se figurer le joyeux étonnement avec lequel elle accepta mon invitation. Je la conduisis triomphalement à travers toute la salle ; je m’emparai de deux chaises et m’installai avec elle dans le cercle des danseurs, où nous formions le dixième couple et étions presque en face du prince, auquel on avait naturellement réservé la meilleure place. Le prince, je l’ai déjà dit, dansait avec Lise. Je ne fus guère fatigué d’invitations, ni ma danseuse non plus. Il nous restait suffisamment de temps pour danser. Il faut pourtant dire que ma compagne ne se distinguait point par une conversation soutenue et suivie : elle se servait plutôt de ses lèvres pour produire un certain sourire étrange qui abaissait sa bouche vers son menton, tandis que ses yeux s’étiraient en l’air comme si une force invisible avait tendu son visage en sens inverse ; mais je n’avais que faire de son éloquence. Heureusement je me sentais méchant, et ma danseuse n’était pas de force à me rendre timide. Je me mis à tout critiquer, à médire de tout le monde et particulièrement des jeunes gens de la capitale et des mirliflores de Saint-Pétersbourg. Je parlais avec tant de volubilité et de verve que ma voisine cessa enfin de sourire, et qu’au lieu d’élever ses yeux en l’air, elle commença, – par