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mais je la refusai, comme un de ces enfants en pénitence qui voudraient se venger de leurs parents en se privant à table de leurs mets favoris. Je sentais aussi que ma présence gênerait Lise. Besmionkof me remplaça. Le prince alla dans sa calèche, moi dans un vilain drochki que j’avais loué fort cher pour cette occasion solennelle.

Je ne vais pas décrire ce bal. Tout ce qui constitue un bal de province s’y trouvait : dans les tribunes, des musiciens avec des trompettes extraordinairement fausses, des propriétaires ébahis avec leurs familles aux costumes surannés, des glaces violettes, de l’orgeat visqueux, des domestiques en bottes déformées et en gants de coton tricotés, des lions de petite ville aux visages convulsivement contractés. Tout ce petit monde tournait autour de son soleil… autour du prince. Perdu dans la foule, dédaigné même des demoiselles de quarante-huit ans, qui avaient des boutons rouges sur le front et des fleurs bleues sur le sommet de la tête, je regardais continuellement soit le prince, soit Lise. Elle était fort bien mise et très jolie ce soir-là. Ils n’avaient dansé que deux fois ensemble (il est vrai qu’il dansa la mazurka avec elle), mais je crus m’apercevoir qu’il existait une certaine intelligence entre eux. Même sans la regarder, sans lui parler, on sentait toujours que le prince ne s’adressait qu’à elle, à elle seule ; s’il était beau, brillant et aimable avec les autres, ce n’était que pour elle seule qu’il l’était. Elle avait évidemment la conscience d’être