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pas de passer des nuits entières à me représenter la touchante générosité avec laquelle je tendrais plus tard ma main à la victime délaissée en lui disant : « Il t’a trahie, le misérable ! mais je reste éternellement ton meilleur ami… Oublions le passé et soyons heureux ! »

Telles étaient mes réflexions lorsqu’une nouvelle joyeuse se répandit subitement par toute la ville d’O… Le bruit courut que le maréchal du district donnait, en l’honneur du noble visiteur, un grand bal dans son château. Des invitations furent envoyées à toutes les notabilités et à toutes les puissances, à partir du préfet jusqu’à l’apothicaire, un Allemand par excellence qui avait de cruelles prétentions à parler purement le russe, et qui, tout en étant le plus pacifique des hommes, employait sans cesse et hors de propos les expressions les plus fortes et les plus exagérées… Les préparatifs de la fête furent terribles. Un parfumeur vendit seize pots de pommade ornés de l’inscription : « à la jasmine », avec un e à la fin. Les demoiselles étaient plongées dans la confection de robes empesées qui leur prenaient la taille comme dans un étau et dont les pointes arrivaient sur le ventre ; les mères surchargeaient leurs propres têtes de certains monuments curieux qui devaient ressembler à des bonnets ; les pères affairés n’avaient plus, comme on dit, ni pieds ni pattes. Le jour désiré arriva enfin. J’étais au nombre des invités. Le château du maréchal était situé à neuf verstes de la ville. Cyril Matvéitch m’offrit une place dans sa voiture,