Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/265

Cette page n’a pas encore été corrigée

ces amoureux impitoyables ne me remercièrent pas de mon sacrifice, ils ne le remarquèrent même pas, ils ne se souciaient évidemment ni de mes bénédictions ni de mes sourires… Le dépit me faisait alors tomber tout à coup dans une disposition d’esprit complètement opposée : je me promettais de m’envelopper dans un manteau à l’espagnole pour aller égorger mon heureux rival dans une embuscade, et je me figurais avec une joie bestiale le désespoir de Lise ; mais premièrement la ville d’O… ne possédait que peu de recoins commodes, et en second lieu une palissade de bois, de fumeux réverbères, une sentinelle endormie dans un vieille guérite… Non, décidément, dans de pareilles rues il est plus naturel de faire le commerce d’échaudés que de verser le sang de son prochain. Je dois confesser que, parmi les divers moyens de délivrance, – c’était une des expressions fort vagues que j’employais en conversant à part moi, j’avais compté celui de m’adresser à Ojoguine lui-même, … d’appeler l’attention de ce gentilhomme sur la position dangereuse de sa fille, sur les suites déplorables de son imprudence ; je me décidai même à entamer un jour avec lui ce sujet délicat… Mes discours avaient quelque chose de si entortillé et de si ténébreux, qu’après m’avoir longtemps écouté en silence, il fit tout à coup un brusque mouvement, passa rapidement la paume de sa main sur son visage, de l’air d’un homme qui veut s’empêcher de dormir, articula un grognement sourd, et passa de l’autre