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je levai la main au-dessus de ma tête dans la direction du plafond (il me souvient que je croyais arranger ma cravate), et me disposai même à pirouetter sur un pied, comme si je voulais dire : « Tout est fini, me voilà de bonne humeur, soyons tous de bonne humeur… » J’abandonnai cependant l’idée de la pirouette, car je me sentais une certaine raideur peu naturelle dans les genoux qui aurait pu me faire choir sur le plancher… Lise ne me comprenait décidément pas ; elle me regarda avec surprise, droit dans les yeux, sourit avec la précipitation d’une personne qui désire en finir vite, et retourna auprès du prince. J’avais beau être aveugle et sourd ; il n’y avait pas moyen de croire qu’elle était le moins du monde irritée ou dépitée contre moi dans ce moment ; elle ne songeait pas même à moi. Le coup était décisif : mes dernières espérances s’écroulèrent avec fracas, comme un bloc de glace exposé au soleil, qui se brise soudain en menus fragments. Je fus complètement désarçonné dès la première attaque et perdis tout en un jour, comme les Prussiens à Iéna. Non, elle ne m’en voulait point bien au contraire, hélas ! Je m’apercevais qu’elle était elle-même emportée comme par un flot. Pareille à un jeune arbre déjà à moitié arraché du rivage, elle se penchait sur le torrent avec avidité, prête à lui donner pour toujours et le premier épanouissement de son printemps et sa vie entière. Celui qui est condamné à être témoin d’un entraînement pareil peut se dire qu’il a passé par un