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d’elle, en partie par oisiveté, en partie par l’habitude qu’il avait de tourner la tête aux femmes, mais aussi parce que Lise était vraiment une créature charmante. Le prince ne s’était pas attendu probablement à trouver un pareil joyau dans une aussi vilaine coquille (je parle de l’horrible ville d’O…), et jusqu’alors Lise n’avait pas même vu en songe un être semblable à ce gentilhomme brillant et spirituel.

Après les premiers compliments d’usage, Ojoguine me présenta au prince, qui se montra fort poli. Il était en général très affable pour tout le monde, et, malgré la distance incommensurable qui existait entre lui et notre obscure société de province, il avait non seulement l’art de ne gêner personne, mais encore celui de paraître se croire des nôtres et de n’habiter Pétersbourg que par hasard.

Ce premier soir… oh ! ce premier soir !… Aux jours heureux de notre enfance, nos professeurs nous racontent et nous citent comme exemple le trait d’héroïque patience de ce jeune Lacédémonien, qui ayant dérobé un renard et l’ayant caché sous sa chlamyde, se laissa ronger les entrailles sans jeter un seul cri, préférant ainsi la mort à l’opprobre… Je ne puis trouver de meilleure comparaison pour exprimer mes cruelles souffrances pendant cette soirée où je vis pour la première fois le prince à côté de Lise. Mon sourire continuellement forcé, ma surveillance pleine d’anxiété, mon silence stupide, mon désir constant et inutile de m’éloigner, étaient sans doute des choses