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excessivement heureux et me livrais déjà à toute sorte de projets.

Si quelqu’un m’avait alors dit à l’oreille : « Tu fais fausse route, l’ami ; ce n’est pas là ce qui t’attend, frère. Ce qui t’attend, c’est la mort dans l’isolement, sous le toit d’une vilaine maison délabrée, au bruit des gronderies insupportables d’une vieille mégère qui guette impatiemment ta dernière heure afin de vendre tes vieilles bottes !… » Oui, je me sens malgré moi porté à répéter avec un grand philosophe russe : « Comment savoir ce qu’on ne sait pas ? » À demain.

25 mars. – Neigeuse journée d’hiver.

Je viens de relire ce que j’ai écrit hier, et j’ai été au moment de tout déchirer. Il me semble que je raconte avec trop de sensiblerie et que j’entre dans trop de détails. Pourquoi, du reste, ne me passerais-je pas cette fantaisie, puisque les autres souvenirs de cette époque ne peuvent m’offrir que cette jouissance d’espèce particulière que Lermontof a en vue lorsqu’il dit qu’on trouve à la fois de la souffrance et de la joie à irriter les cicatrices d’une ancienne blessure ? Mais il faut enfin savoir s’arrêter. Voilà pourquoi je continue sans aucune sensiblerie.

Pendant la semaine qui suivit notre promenade, ma situation ne s’améliora pas le moins du monde, et pourtant la transformation de Lise devenait plus frappante