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d’expérience, et elle faisait de même, probablement parce qu’elle n’avait rien à me dire ; mais elle paraissait absorbée par une pensée secrète, et secouait la tête d’une façon toute particulière en mordillant d’un air rêveur une feuille qu’elle venait de cueillir. Elle se mettait par moments à marcher en avant d’une manière résolue, puis s’arrêtait tout à coup, m’attendait et regardait autour d’elle en souriant d’un air distrait. La veille, nous avions lu ensemble le Prisonnier du Caucase[1]. Avec quelle avidité elle m’avait écouté, tout en tenant son visage dans ses deux mains et sa poitrine appuyée contre la table ! Je me mis à lui parler de cette lecture ; elle rougit, me demanda si avant de partir j’avais donné de la graine de chènevis à son bouvreuil, entonna à haute voix une romance et retomba subitement dans le silence. Le bois s’adossait d’un côté à un escarpement roide et élevé ; une petite rivière sinueuse coulait au-dessous, et au delà de la rivière s’étendait une vaste prairie qui tantôt ondulait légèrement, et tantôt devenait unie comme une nappe ; des ravins l’entrecoupaient çà et là. Nous étions arrivés les premiers, Lise et moi, sur la lisière du bois ; Besmionkof était resté en arrière avec la vieille Ojoguine. Nous sortîmes du fourré, nous nous arrêtâmes, et tous les deux nous fûmes forcés de cligner des yeux : juste en face de nous, le soleil se couchait, sanglant et

  1. Poème de Pouchkine.