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— Las ! à la bonne heure ! mais un autre serait mort depuis longtemps. Tu dis que la mort réconcilie ; crois-tu donc que la vie ne réconcilie pas ? Celui que la vie ne rend pas plus indulgent pour les autres ne mérite aucune indulgence pour lui-même. Et qui peut dire qu’il n’a pas besoin d’indulgence ? Tu as fait ce que tu as pu faire, tu as lutté autant que l’as pu… Que faut-il de plus ? Nos chemins se sont séparés…

— Toi, frère, tu es un tout autre homme que moi, interrompit Roudine avec un soupir.

— Nos chemins se sont séparés, reprit Lejnieff, peut-être est-ce justement parce que, grâce à ma fortune, à mon sang-froid et à d’autres circonstances favorables, rien ne m’empêchait de rester les mains croisées en spectateur oisif, tandis que toi tu as dû descendre dans l’arène, retrousser tes manches, te fatiguer et lutter. Nos chemins se sont séparés… et pourtant vois comme nous sommes près l’un de l’autre. Vois, nous parlons presque la même langue, nous nous comprenons à demi mot, nous avons grandi avec les mêmes sentiments. Il ne reste plus que peu d’entre nous, frère ; nous sommes à nous deux les derniers des Mohicans ! Nous pouvions nous séparer, nous haïr autrefois, il y a bien des années, lorsque la vie paraissait encore longue devant nous ; mais maintenant que les rangs s’éclaircissent dans notre bataillon, que de nouvelles générations nous dépassent en poursuivant des buts qui ne sont pas les nôtres, il faut