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seulement t’accommoder à sa volonté. Pourquoi n’as-tu pas pu vivre au gymnase ? Pourquoi, singulier homme, quand tu entreprenais une affaire, l’abandonnais-tu, en sacrifiant tes intérêts propres et sans prendre racine dans aucune terre, si fertile qu’elle fût ?

— Je suis perecali-pote[1] de naissance, répondit Roudine avec un humble sourire. Je ne puis pas m’arrêter.

— C’est vrai, mais ce qui n’est pas vrai, c’est ce que tu as dit tout à l’heure en affirmant que tu portais en toi un ver rongeur qui t’empêchait de te fixer… Ce n’est pas un ver que tu portes en toi, ce n’est pas l’esprit d’une agitation oisive. Le feu qui te consume est celui de l’amour de la vérité et, malgré toutes tes faiblesses, il est clair qu’il brûle plus fortement en toi que chez bien des hommes qui ne se tiennent pas pour des égoïstes et qui osent t’appeler, toi, un intrigant. Oui, à ta place, moi le premier, j’aurais déjà depuis longtemps détruit ce ver dont tu parles, pour me réconcilier avec la réalité ; mais toi, rien ne te change. As-tu même, après tant de douloureuses déceptions, plus de fiel et d’amertume ? Je suis sûr qu’aujourd’hui encore, qu’à cette heure même, tu entreprendrais un nouveau travail avec toute l’ardeur d’un jeune homme.

— Non, frère, à présent je suis las, répondit Roudine, oh ! bien las !

  1. Plante qui croît dans les steppes et dont la nature est de prendre racine là où le vent la pousse.