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le moindre sujet : il cherchait toujours à me prouver par des allusions transparentes qu’il n’était pas soumis à mon influence ; tantôt il changeait mes dispositions, tantôt il les mettait complètement de côté… Je finis par m’apercevoir que je remplissais chez M. le propriétaire les fonctions du parasite payant en bons mots l’hospitalité qu’il reçoit. Il m’était pénible de prodiguer en vain mon temps et mes forces, plus pénible encore de voir toutes mes espérances sans cesse déçues. Je comprenais fort bien ce que je perdais en m’éloignant, mais je ne pouvais me vaincre. Un beau jour, à la suite d’une scène brutale à laquelle j’assistai et qui me montra mon ami sous des couleurs peu avantageuses, je me brouillai définitivement avec lui. Je partis, abandonnant mon gentillâtre pédant, singulier mélange de rudesse cosaque et de sensiblerie allemande…

— Cela veut dire que tu avais jeté ton morceau de pain quotidien, s’écria Lejnieff en posant ses deux mains sur les épaules de Roudine.

— C’est vrai ! Je me retrouvai encore une fois nu et léger dans l’espace. Allons, buvons !

— À ta santé ! dit Lejnieff en se soulevant pour serrer Roudine dans ses bras. À ta santé ! à la mémoire de Pokorsky !… Lui aussi a su rester pauvre.

— Voilà ma première aventure, reprit Roudine après un moment de silence. Faut-il continuer ?

— Continue, je t’en prie.

— C’est que je n’ai pas envie de parler, j’en suis