Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/204

Cette page n’a pas encore été corrigée

Roudine fit un geste de la main.

— Depuis que je me suis séparé de vous… de toi, j’ai beaucoup appris, j’ai beaucoup vu… Vingt fois j’ai recommencé à vivre, vingt fois j’ai remis la main à une nouvelle œuvre : et voilà pourtant où j’en suis, ajouta-t-il en passant la main sur son front.

— Tu n’as pas de persévérance, murmura Lejnieff comme se parlant à lui-même.

— Tu le dis, je n’ai pas eu de persévérance. Je n’ai jamais rien édifié, et il est difficile, en effet, de pouvoir édifier quoi que ce soit lorsque le sol manque sous vos pieds. Je ne veux pas te conter toutes mes aventures ou pour mieux dire toutes mes déconfitures. Je te citerai seulement deux ou trois incidents de ma vie où le succès allait me sourire, c’est-à-dire où je me mettais à espérer le succès, ce qui ne revient pas tout à fait au même.

Roudine rejeta en arrière ses cheveux gris et déjà rares avec ce même mouvement de la main dont il repoussait jadis ses boucles noires et épaisses.

— Eh bien, écoute, reprit-il. Je me liai à Moscou avec un monsieur assez original. Il était très riche et possédait d’immenses propriétés. Sa principale, sa seule passion était l’amour de la science, de la science en général. Je ne puis comprendre jusqu’à présent comment cette passion s’était emparée de lui. Elle lui allait comme une selle à un bœuf. Il employait toutes ses forces à se tenir à la hauteur de ce qu’on nomme le niveau intellectuel, quoiqu’il sût à peine s’exprimer