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de la modestie avec vous, surtout dans cet instant, un des plus amers et des plus humiliants de ma vie… Oui, la nature m’a beaucoup donné, mais je mourrai sans avoir rien fait qui soit digne de mes talents, je mourrai sans laisser de mon passage ici-bas la moindre trace bienfaisante.

« Toute ma richesse aura été prodiguée en vain. Je ne verrai pas les résultats de mes efforts. Il me manque… je ne puis dire moi-même au juste ce qui me manque… Je suis probablement privé de ce don sans lequel il est aussi impossible de remuer le cœur des hommes que de s’emparer du cœur des femmes ; et la domination sur les intelligences seules est aussi peu durable qu’inutile. Ma destinée est étrange, presque risible. Je voudrais me donner absolument, sans réserve, tout entier, et pourtant je ne puis me donner. Je finirai par me sacrifier pour quelque folie à laquelle je ne croirai même pas… Je ne me suis jamais ainsi dévoilé devant personne. – Ceci est ma confession.

« Mais en voilà bien assez sur moi. Je veux vous parler de vous et vous donner quelques conseils. Je ne suis plus bon à autre chose… Vous êtes jeune, mais dussiez-vous vivre longtemps, ne manquez jamais de suivre les impulsions de votre cœur ; gardez-vous surtout de vous assujettir à votre esprit ou à celui des autres. Croyez-moi, plus le cercle dans lequel se meut notre vie est étroit et monotone, plus il suffit à notre bonheur ; il ne s’agit pas de chercher de nouvelles voies dans l’existence, mais de faire en