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Roudine n’était pas en état de dire avec certitude s’il aimait Natalie, s’il souffrait, s’il devait souffrir en se séparant d’elle. Pourquoi donc, sans même s’essayer au rôle de Lovelace – il faut lui rendre cette justice –, avait-il exalté l’imagination de cette jeune fille ? Pourquoi l’attendait-il avec un mystérieux tressaillement ? À cela il n’y a qu’une réponse : c’est que ceux qui ne connaissent point la passion vraie sont précisément ceux qui se laissent le plus facilement entraîner par ses apparences. Il se promenait sur la digue tandis que Natalie accourait rapidement au rendez-vous en marchant à travers champs sur l’herbe humide.

— Mademoiselle, mademoiselle, vous allez vous mouiller les pieds, lui criait sa femme de chambre Macha, qui avait peine à la suivre.

Natalie ne l’écoutait pas et courait sans regarder en arrière.

— Ah ! pourvu qu’on ne nous ait pas aperçues, répétait Macha. C’est déjà étonnant qu’on ne nous ait pas entendues lorsque nous sommes sorties de la maison. Pourvu que mademoiselle Boncourt ne se réveille pas !… Ce n’est pas loin, heureusement. Voilà déjà Monsieur qui attend, ajouta-t-elle en voyant subitement la taille élancée de Roudine qui faisait saillie sur la digue. Mais il a tort de se tenir ainsi en vue ; il aurait mieux fait de descendre dans le ravin.

Natalie s’était arrêtée.

— Attends ici près des pins, Macha, lui dit-elle en se dirigeant vers l’étang.