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ils ressemblaient à de sinistres vieillards réunis en conciliabule secret dans le but de machiner quelque mauvaise action. Un étroit sentier, à peine frayé, longeait sur le côté ce triste ravin. Personne ne passait devant l’étang d’Avdioukine sans y être forcé par une nécessité absolue : aussi était-ce avec intention que Natalie avait choisi ce lieu solitaire, situé à une demi-verste de la maison de sa mère.

Le soleil se levait à peine lorsque Roudine arriva à l’étang. La matinée était sombre. Des nuages amoncelés et d’une couleur laiteuse couvraient le ciel ; le vent les poussait avec un aigre sifflement. Roudine allait et venait sur la digue toute recouverte de bardanes épaisses et d’orties desséchées. Il n’était nullement rassuré. Ces rendez-vous mystérieux, les sensations nouvelles qu’il ressentait l’agitaient violemment, surtout depuis le billet de la veille. Il sentait que le dénouement était proche. Une inquiétude profonde envahissait son âme, quoique personne ne s’en fût douté à le voir croiser ses bras sur sa poitrine avec une résolution concentrée et promener ses regards autour de lui. Ce n’était pas sans vérité que Pigassoff avait dit une fois en parlant de Roudine qu’il rappelait ces magots chinois qui sont toujours emportés par le poids de leur tête. Mais lorsque la tête seule gouverne un homme, il lui devient difficile, quelque puissant que soit son esprit, d’analyser certains sentiments et de comprendre même bien nettement ce qui se passe dans son cœur… Roudine, le spirituel, le pénétrant