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Lejnieff se tut ; son pâle visage était empreint d’une vive émotion.

— Mais pourquoi vous êtes-vous alors brouillé avec Roudine ? demanda Alexandra Pawlowna en le considérant attentivement.

— Je ne me suis pas brouillé avec lui. Je l’ai quitté quand j’ai appris à le connaître définitivement en pays étranger. J’aurais pu me séparer de lui à Moscou, car à cette époque il s’était déjà mal conduit avec moi.

— De quelle façon ?

— Vous allez en juger. J’ai toujours été… comment vous le dirais-je ?… cela ne répond guère à ma figure… j’ai toujours été très-disposé à devenir amoureux.

— Vous ?

— Oui, moi. C’est singulier, n’est-ce pas ? Il en est pourtant ainsi… Eh bien, dans ce temps-là je m’étais épris d’une charmante jeune fille… Pourquoi me regardez-vous de cette façon ? Je pourrais vous dire une chose qui vous étonnerait bien davantage.

— Et quoi donc ? vous excitez ma curiosité.

— Écoutez-moi alors. Pendant ce séjour à Moscou, j’avais des rendez-vous nocturnes… Devinez avec qui ? avec un jeune tilleul, au fond de mon jardin. Quand j’enlaçais sa tige fine et élancée, il me semblait que j’étreignais la création entière ; mon cœur se dilatait et tressaillait comme si toute la nature y eût pénétré !… Voilà ce que j’étais… Croyez-vous aussi par hasard que je ne faisais pas de vers à cette époque ?