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poëte Soubotine, les cheveux hérissés, laisse échapper de temps en temps et comme en un songe des exclamations entrecoupées. Le fils d’un pasteur allemand, Scheller, écolier de quarante ans, qui, grâce à son éternel silence que rien ne peut lui faire interrompre, passe parmi nous pour un penseur profond, reste plongé dans sa taciturnité solennelle. Le joyeux Schitoff même, l’Aristophane de notre assemblée, se recueille et se contente de sourire. Deux ou trois novices écoutent avec une sorte d’extase enchantée… Et la nuit étend ses ailes, et suit son cours tranquille et rapide. Voilà déjà le jour qui blanchit les vitres de la fenêtre, et nous nous séparons joyeux, avec une certaine lassitude et du contentement plein nos cœurs… Je m’en souviens encore : nous marchions, tous émus, par les rues désertes, regardant même les étoiles avec plus de confiance. On eût dit qu’elles s’étaient rapprochées de nous et que nous les comprenions mieux… Ah ! c’était un beau temps alors, et je ne veux pas croire qu’il n’ait laissé aucune trace durable. Non, ce temps n’a pas été perdu, — pas même pour ceux que la vie a rabaissés, désunis… Il m’est plus d’une fois arrivé de rencontrer un de nos anciens camarades. On aurait pu le croire transformé en véritable brute, mais il suffisait de prononcer devant lui le nom de Pokorsky pour que tout ce qui lui restait encore de noblesse se réveillât au fond de son cœur. C’était comme si on avait débouché dans quelque réduit obscur et désert un flacon de parfums depuis longtemps oublié…