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n’a malheureusement pas changé. Aucun de nous n’en pourrait dire autant de soi.

— Asseyez-vous, dit Alexandra. Pourquoi allez-vous d’un bout à l’autre de la chambre avec le mouvement régulier d’un balancier ?

— Cela m’est plus commode, répondit Lejnieff. Dès que j’eus pénétré dans ce cercle d’amis, je me sentis complétement renaître. Je m’apaisais, j’interrogeais, j’étudiais, j’étais heureux, et je ressentais une sorte de respect comme si je fusse entré dans un temple. En effet, quand je me rappelle nos réunions… Ah ! je vous le jure, il y régnait une certaine grandeur et même quelque chose de touchant. Transportez-vous dans une assemblée de cinq à six jeunes gens ; une seule bougie les éclaire ; on sert du thé éventé et des gâteaux rassis ; mais jetez un regard sur tous nos visages, écoutez nos discours. L’enthousiasme brille dans tous les yeux, les figures s’enflamment, les cœurs palpitent. Nous parlons de Dieu, de la vérité, de l’avenir, de l’humanité, de la poésie. Plus d’une opinion naïve ou hasardée se fait jour ; plus d’une folie, plus d’une erreur, excitent l’enthousiasme ; mais où est le mal ? Rappelez-vous la triste et sombre époque où cela se passait.

Pokorsky est assis les pieds ramenés sous sa chaise, sa joue pâle est appuyée sur sa main ; mais comme ses yeux étincellent ! Roudine est au milieu de la chambre ; il parle admirablement, juste comme le jeune Démosthène en face de la mer mugissante ; le