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dans la création entière. Tout recevait une signification claire et mystérieuse à la fois. Chaque manifestation séparée de la vie devenait à nos yeux l’accord isolé d’un immense concert, et, le cœur ému d’un doux tressaillement, l’âme saisie de la sainte terreur qu’inspire une profonde vénération, nous nous comparions aux vases vivants de l’éternelle vérité, et nous nous regardions comme des instruments prédestinés, appelés à quelque chose de grand. Tout cela ne vous fait-il pas rire ?

— Pas du tout, répondit lentement Alexandra. Je ne vous comprends pas tout à fait, mais je n’ai nulle envie de rire.

— Depuis lors, continua Lejnieff, nous avons eu le temps de devenir raisonnables, et il se peut que tout cela nous semble aujourd’hui de l’enfantillage. Mais, je le répète, nous devions alors beaucoup à Roudine. Pokorsky lui était incomparablement supérieur, il nous animait tous de son feu et de sa force, puis il s’affaissait tout à coup sur lui-même et se taisait. C’était un homme nerveux et maladif ; mais ses ailes une fois étendues, jusqu’où son vol ne l’emportait-il pas ? Il ne s’arrêtait pas devant l’infini, et il planait jusque dans l’azur du ciel ! Quant à Roudine, ce jeune homme si beau et si brillant, il avait beaucoup de petitesses ; il avait la passion de se mêler de tout, de vouloir tout définir et tout éclaircir. Son activité inquiète ne connaissait pas le repos. Je parle de lui tel que je le jugeais alors. Du reste, à trente-cinq ans il