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et de vie, mais au fond il était froid et même timide dans toutes les questions qui ne touchaient pas à son amour-propre ; sa vanité venait-elle à être en jeu, il eût passé à travers le feu. Il mettait tous ses efforts à dominer les autres ; il les subjuguait avec de beaux mots sonores, et exerçait réellement une immense influence sur beaucoup d’entre nous. Il est vrai qu’on ne l’aimait pas ; j’ai peut-être été le seul à m’attacher à lui. On supportait son joug, mais on se livrait de soi-même à Pokorsky. En revanche, Roudine ne refusait jamais de discuter et de disserter avec le premier venu… C’est là un grand avantage sinon une qualité. Il n’avait pas beaucoup lu, il est vrai, mais il avait lu plus que Pokorsky et que pas un de nous. Il avait d’ailleurs un esprit systématique et une mémoire merveilleuse ; ces talents secondaires entraînent les jeunes gens. Ce qui frappe, à l’âge que nous avions tous, ce sont des déductions nettes et rapides ; ce qu’on recherche, ce sont des solutions, fussent-elles même inexactes. Un homme parfaitement consciencieux ne se prononce point ainsi d’une façon dogmatique, et ne trouve point réponse à tout. Essayez de dire à la jeunesse que vous ne pouvez lui donner la vérité tout entière parce que vous ne la possédez pas vous-même, la jeunesse ne voudra plus vous écouter. Mais on ne peut pas la tromper non plus. Pour la convaincre, il faut être soi-même au moins à demi convaincu. Voilà pourquoi Roudine agissait si fortement sur nos esprits. Je vous ai dit tout à l’heure qu’il