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marquez-le bien, s’était montré le plus sévère à mon égard tant que je m’étais refusé à convenir de mon mensonge. Je ne sais s’il eut pitié de moi, mais il me prit le bras et m’emmena chez lui.

— Est-ce Roudine ? demanda Alexandra.

— Non, ce n’était pas Roudine ; c’était un homme… peu ordinaire. Il est mort aujourd’hui. On l’appelait Pokorsky. Je ne me sens pas capable de le décrire en peu de mots, et, si je commence à parler de lui, je ne pourrai plus parler d’autre chose. C’était une âme grande et pure, un esprit comme je n’en ai plus rencontré dans le cours de mon existence. Pokorsky habitait une petite chambre basse dans le pavillon isolé d’une vieille maison en bois. Il était très-pauvre et vivait tant bien que mal du produit de ses leçons. Il n’avait pas même les moyens d’offrir une tasse de thé à ses hôtes d’une soirée, et son unique divan s’était tellement affaissé par suite d’un trop long usage qu’il ressemblait à une véritable nacelle. Malgré l’aspect misérable de son intérieur, beaucoup de monde allait chez lui. Chacun l’aimait, il attirait tous les cœurs. Vous ne sauriez croire combien il était doux et agréable de passer auprès de lui quelques instants dans sa chambrette. C’est chez lui que je fis la connaissance de Roudine, qui avait déjà quitté son prince.

— Qu’y avait-il donc de si remarquable dans ce Pokorsky ? demanda Alexandra.

— Comment vous le dire ? — La Poésie et la vérité, voilà ce qui attirait tout le monde vers lui. Avec un