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persion (notez que Lisinski le catholique vint s’en mouiller les yeux aussi bien que le sonneur de trompe aveugle), Anna et Evlampia adressèrent un dernier remercîment à leur père, et le moment vint enfin d’aller déjeuner. Il y eut beaucoup de plats, tous très-bons, et tous nous y fîmes honneur. Quand apparut l’inévitable bouteille de champagne fabriqué sur les bords du Don, l’ispravnik, en sa qualité de représentant de l’autorité et d’initié aux usages du grand monde, leva son verre et proposa de boire en l’honneur des belles propriétaires, ainsi que du très-respectable et très-magnanime Martin Pétrovitch Kharlof. À ce mot de magnanime, Slotkine jeta un cri d’enthousiasme, et se précipita sur son bienfaiteur pour l’embrasser. « C’est bien, c’est bien, » dit Kharlof en le repoussant du coude. Alors il se passa une de ces choses que nous nommons chez nous un désagréable incident.

Souvenir, dès le commencement du déjeuner, n’avait cessé de boire. Il se leva tout à coup de sa chaise, rouge comme une betterave, et, désignant Kharlof du doigt, il partit de son vilain éclat de rire.

« Magnanime, magnanime ! s’écria-t-il. Nous verrons de quel goût il trouvera sa magnanimité lorsqu’on le mettra, lui serviteur de Dieu, le dos nu dans la neige. — Que radotes-tu là, imbécile ? dit Kharlof avec mépris. — Imbécile, imbécile, répéta Souvenir ; Dieu seul, qui sait tout, peut savoir lequel de nous deux est le véritable imbécile. Quant à vous, petit frère, vous avez commencé par faire mou-