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respirer. Nul ne saurait exprimer la gravité de son maintien, l’assurance de son pouvoir illimité, absolu : c’est à peine s’il nous salua d’un mouvement de tête ; puis, nous montrant d’un geste du doigt une rangée de chaises, il nous dit d’une voix brève :

« Prenez place. »

Les deux filles de Kharlof se tenaient du côté droit du salon, tout endimanchées, Anna en robe verte et ceinture jaune, Evlampia en robe rose et rubans cerise. Gitkof était debout, auprès d’elle, dans son uniforme tout neuf, avec l’expression habituelle d’une attente avide et niaise et une plus grande quantité de sueur sur son visage velu. Au côté gauche du salon était assis le prêtre, vieillard vêtu de la longue riassa, usée et couleur de tabac. Ses cheveux gros et roides, ses yeux ternes et tristes, ses grandes mains calleuses, qu’il laissait tomber inertes sur ses genoux, les bottes trouées qui se voyaient sous sa soutane, tout témoignait en lui d’une vie de fatigue et de misère ; sa paroisse était très-pauvre. Près de lui se tenait l’ispravnik (chef de la police du district), petit homme gros et blême, court de bras et de jambes, avec de minces moustaches hérissées et un sourire constant et joyeux, mais d’expression mauvaise, dans les yeux et la bouche. Il passait pour un grand avaleur de pots de vin, et même pour un tyran, comme on disait alors ; et pourtant, non-seulement les gentilshommes, mais les paysans eux-mêmes, avaient fini par s’habituer à lui, et presque par l’aimer. Il promenait d’un air goguenard ses petits yeux noirs au-