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« C’est une indomptée, un sang cosaque, disait Kharlof. » Au fond, elle m’intimidait ; cette colossale beauté me rappelait trop son père.

Je continuai donc mon chemin. Elle se mit à chanter d’une voix égale, forte, et un peu rude, une vraie voix de paysanne ; puis elle se tut brusquement. Je me retournai et, du haut de la colline où j’étais arrivé, j’aperçus Evlampia, debout près du gendre de Kharlof, en face du champ où l’avoine avait été fauchée. Lui se démenait, gesticulait ; elle se tenait dédaigneusement immobile. Le soleil éclairait vivement sa figure, et la guirlande de fleurs sauvages qu’elle portait sur la tête bleuissait sous le rayon.

Je crois vous avoir déjà dit, Messieurs, que ma mère avait jeté son dévolu sur un fiancé pour cette autre fille de Kharlof. C’était un de nos plus pauvres voisins, un major en retraite, nommé Gavrilo Gitkof, homme déjà mûr et, comme il le disait lui-même, non sans orgueil, « battu et rompu ». À peine savait-il lire et écrire, et l’esprit n’était pas chez lui au-dessus de l’instruction ; cependant il avait le secret espoir d’être un jour intendant général des biens de ma mère, car il sentait en lui le génie d’un exécuteur d’ordres[1]. « Pour autre chose, disait-il, je ne veux pas me vanter ; mais pour ce qui est de compter les dents des paysans, je possède cette science-là jusque dans ses dernières finesses.

  1. C’était la grande qualité requise sous l’empereur Nicolas. Avec elle, on était sûr d’arriver à tout.