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craignaient comme le feu. Rien n’y faisait. Anna Martinovna avait le don d’agiter mon cœur ; mais j’avais alors quinze ans, et à cet âge…

Kharlof se secoua de nouveau. « Anna, s’écria-t-il, tu devrais tapoter quelque chose sur le piano ; ça plaît aux jeunes messieurs. » Je tournai la tête ; il y avait en effet dans un coin de la pièce un piteux semblant de clavecin.

« J’obéis, mon père, répondit Anna ; seulement, que puis-je jouer à monsieur ? Ça ne l’intéressera guère.

— Qu’est-ce donc qu’on vous enseigne à la pension ?

— J’ai tout oublié ; et puis les cordes sont cassées. »

Le timbre de la voix d’Anna était fort agréable, sonore et légèrement plaintif, comme le cri des oiseaux de proie.

« Alors, dit Kharlof, qui se mit à rêver ; alors… voulez-vous voir ma grange à blé ? C’est très-curieux. Volodka (diminutif de Vladimir) va vous conduire. Eh ! Volodka, cria-t-il à son gendre, qui continuait à promener mon cheval dans la cour, mène Monsieur à la grange, et partout. Montre-lui tout le bataclan, Quant à moi, il faut que je dorme. Au plaisir de vous revoir. »

Il sortit, et je le suivis. Aussitôt Anna, rapidement et comme avec dépit, se mit à desservir la table. Sur le seuil de la porte, je me retournai et lui adressai un profond salut ; elle n’eut pas l’air de s’en aperce-