Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de ma mère, dont il faisait tous les soirs la partie de piquet ou de boston. Écouter aux portes, rapporter des cancans, et surtout narguer quelqu’un, c’étaient là ses plaisirs. Il agissait ainsi comme si quelque ancien grief lui eût donné le droit de se venger sur tout le monde. Il appelait Kharlof son petit frère, et le harcelait jusqu’à lui faire manger de la rave amère, comme disent nos paysans.

Un jour que Kharlof se tenait dans notre billard, vaste pièce où jamais personne n’avait vu voler une mouche, et que par cette raison notre voisin, grand ennemi du soleil et de la chaleur, affectionnait beaucoup, Souvenir se mit à sautiller et à tournoyer autour de son ventre, en lui disant avec force ricanements et grimaces : « Pourquoi, petit frère, avez-vous fait mourir ma sœur Margarita Timoféïevna ? » Kharlof, qui était assis entre le mur et le billard, n’y tint plus ; il avança brusquement ses deux larges mains. Heureusement pour Souvenir, ce dernier eut le temps d’esquiver le choc ; les poignets de son beau-frère vinrent se heurter contre le billard, et les six vis qui tenaient la lourde machine fixée au plancher se brisèrent toutes à la fois. Que serait devenu Souvenir si un tel coup l’eût atteint ?

Depuis longtemps j’avais la curiosité de connaître la maison de Kharlof, de voir quelle espèce d’habitation il s’était fabriquée. Je lui proposai un jour de le reconduire à cheval jusqu’à Ieskovo (ainsi se nommait son domaine).

« Voyez-vous ce gars ! s’écria Kharlof ; il veut voir