Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.

puis, quel remède voulez-vous qui agisse ? Regardez-moi. Je vais plutôt me taire un tantinet »

En effet, je ne crois pas qu’il y eût remède au monde capable de mordre sur Kharlof. Du reste, il n’avait jamais été malade.

Il ne savait pas et n’aimait pas raconter. « Les longs récits vous font l’haleine courte, » disait-il avec dépit. Ce n’est que lorsqu’on le mettait sur le chapitre de l’année 1812 (il avait alors servi dans les milices et reçu une médaille de bronze, qu’il portait les jours de fête), lorsqu’on l’interrogeait sur l’invasion des Français, qu’il racontait deux ou trois anecdotes, toujours les mêmes. Et pourtant il affirmait que les vrais Français n’étaient pas venus cette année-là en Russie, mais de malheureux petits maraudeurs, qui mouraient de faim dans leur pays, et qu’il avait ramassé des tas de cette vermine dans les bois.

Qui aurait dit que cet indestructible géant, si sûr de lui-même, avait des instants de mélancolie et de tristesse ? Sans aucune raison apparente, un profond ennui l’envahissait. Il s’enfermait dans sa chambre. Là, tantôt il se mettait à bourdonner, faisant tout seul le bruit d’une ruche entière, tantôt il appelait son Cosaque Maximka, et lui ordonnait ou de lire à haute voix dans le seul livre qui eût jamais trouvé accès jusque dans sa maison, le Travailleur au repos, de Novikof[1], ou de chanter quel-

  1. Le Travailleur au repos, recueil périodique. Moscou, vol. III, page 23. L’auteur de ce recueil, Novikof, était le chef des illuminés, de l’école de Saint-Martin.