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les écrivait, étaient énormes, carrées, ornées de queues et de panaches, et après avoir achevé ce labeur, il déclara qu’il se sentait fatigué, et que, pour lui, écrire ou prendre des puces, c’était absolument la même chose.

Malgré toute la bienveillance que lui témoignait ma mère, on ne le laissait jamais, chez nous, dépasser la salle à manger : il répandait une odeur qui rappelait la terre remuée, l’âcre émanation des grands bois et la vase des marais. « C’est un vrai léchi (esprit des bois), » disait ma vieille bonne. Lorsqu’il dînait chez nous, on lui mettait une table dans un coin. Il ne le prenait pas en mauvaise part ; il comprenait qu’il aurait gêné ses voisins, et trouvait plus commode de manger en pleine liberté, car il mangeait comme personne, je crois, n’a mangé depuis les temps de Polyphème. Par mesure de précaution, on lui donnait, tout au commencement de son repas, un pot de kacha (gruau de blé noir) pesant six livres. « Sans ce potage, tu me dévorerais, lui disait ma mère en riant. — Vous avez raison, bienfaitrice, je vous dévorerais, » répondait-il en riant aussi. Ma mère écoutait volontiers ses réflexions sur quelque objet d’administration domestique ; mais elle ne pouvait entendre longtemps sa voix.

« Petit père, s’écriait-elle, tu devrais tâcher de te guérir de cette voix que tu as. Tu m’as complétement assourdie ! c’est une vraie trompette !

— Natalia Nicolavna, ma bienfaitrice, répondait Kharlof, je ne suis pas maître de mon gosier… Et