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avant. Une vieille et toute petite casquette était plantée au sommet de son crâne. Il promenait avec assurance autour de lui ses petits yeux d’ours, parlait d’une voix de tonnerre à tous les paysans, marchands et bourgeois qu’il rencontrait, lançait d’énergiques jurons aux prêtres, qu’il ne pouvait souffrir. M’ayant rencontré un jour que j’étais sorti le fusil à la main, il poussa un tel à vous ! en voyant un lièvre gîté près du chemin, que les oreilles m’en tintèrent jusqu’au soir.

J’ai déjà dit que ma mère recevait Kharlof avec déférence. Elle n’ignorait pas le profond respect qu’il lui portait. En lui parlant, il l’appelait bienfaitrice. Elle voyait en lui une sorte de géant dévoué, qui, le cas venu, n’hésiterait pas à combattre toute une armée de paysans révoltés, et, bien qu’une pareille collision ne fût guère alors à craindre, néanmoins ma mère, restée veuve encore jeune, pensait qu’il ne fallait pas dédaigner un tel défenseur, — d’autant plus qu’il était loyal, n’empruntait jamais de l’argent, ne buvait pas, et, s’il manquait d’éducation, ne manquait pas d’intelligence. Quand ma mère eut l’idée de dicter son testament, ce fut Kharlof qu’elle prit pour premier témoin ; il alla tout exprès à sa maison pour y chercher de grandes lunettes rondes, en fer, larges comme des roues de droski, sans lesquelles il ne pouvait pas écrire. Même avec ses lunettes sur son nez, ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que, soufflant et gémissant, il parvint à tracer son nom et son rang. Les lettres, telles qu’il