Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/57

Cette page a été validée par deux contributeurs.

lourd comme il était, Kharlof n’allait nulle part à pied. La terre, disait-il, ne peut me porter. Il allait partout sur un petit droski (banc posé sur quatre roues basses), et menait lui-même son cheval, vieille jument efflanquée et décrépite, portant sur l’épaule la cicatrice d’une blessure qu’elle avait reçue à la bataille de la Moskova, sous un maréchal des logis de cuirassiers. Cette jument boitait des quatre jambes à la fois : elle ne pouvait pas marcher au pas, au galop moins encore ; elle sautillait dans une espèce de trot inégal. Elle mangeait l’absinthe et les chardons dans les sillons des champs, ce que je n’ai jamais vu faire à un autre cheval. Je m’étonnais constamment qu’une telle rosse, à peine vivante, pût traîner un aussi énorme poids, car je n’ose dire combien de pouds était censé peser notre voisin. Sur le droski, derrière le dos de Kharlof, se tenait son petit Cosaque Maximka. Le visage et tout le corps appuyés sur les reins de son maître, et les pieds nus posés sur l’essieu des roues de derrière, il semblait un brin d’herbe ou un vermisseau que le hasard aurait accroché à la masse énorme qui se dressait devant lui. Le même petit cosaque rasait Kharlof une fois par semaine ; pour accomplir cette opération, il montait sur une table, et les plaisants prétendaient qu’il était forcé de courir autour du menton de son seigneur.

Kharlof n’aimait pas à rester longtemps à la maison ; de sorte qu’on le rencontrait souvent dans son sempiternel équipage, une main tenant les rênes, et l’autre crânement étalée sur son genou, le coude en