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propriétaire du gouvernement de X***. L’impression la plus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, c’est la figure de notre plus proche voisin, un certain Martin Petrovitch Kharlof… Il eût été difficile que cette impression s’effaçât, car de toute ma vie je n’ai plus rien rencontré de pareil. Imaginez un homme d’une taille gigantesque. Sur un corps énorme était plantée, un peu de travers et sans nulle apparence de cou, une tête monstrueuse ; une masse de cheveux emmêlés, d’un jaune grisonnant, la surmontait, partant presque des sourcils ébouriffés. Sur le vaste espace de ce visage, rougi par le hâle, s’avançait un puissant nez épaté et s’ouvraient de petits yeux bleus d’une expression très-hautaine, ainsi qu’une bouche fort petite aussi, toute fendillée de rides et du même ton que le visage. La voix qui sortait de cette bouche était enrouée et néanmoins retentissante ; elle rappelait le bruit strident que font des barres de fer qu’on transporte dans une charrette cahotée sur un mauvais pavé. Kharlof parlait toujours comme si par un grand vent il s’adressait à quelqu’un placé de l’autre côté d’un ravin. Il n’était pas aisé de préciser la véritable expression de son visage, car on avait de la peine à en embrasser d’un regard toute l’étendue ; mais cette expression n’était pas désagréable. On y trouvait même une certaine grandeur ; seulement c’était trop étrange et trop extraordinaire. Quels bras il avait ! quelles jambes ! des mains larges comme des coussins ! Je me souviens que je ne pouvais pas, sans une sorte de terreur res-