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ble, s’était emparée d’elle. Sans faire la moindre attention à mes paroles, ses lèvres serrées, la respiration entrecoupée, elle pressait son compagnon tout ahuri, lui adressait à voix basse quelques mots d’un ton impérieux, l’entourait d’un bras et de l’autre soutenait sa chaîne. En un instant, elle lui avait enfoncé sur les yeux une mauvaise casquette d’enfant, lui avait mis son bâton à la main, elle-même avait jeté la besace sur son épaule…, et déjà ils étaient sur la route. Je n’avais pas de droit pour l’arrêter, et d’ailleurs qu’aurais-je pu faire ? Elle entendit mon dernier appel désespéré et ne tourna pas la tête. Soutenant son saint homme, elle s’avançait à grands pas sous une pluie battante, au milieu de la boue noire qui couvrait la route. Un instant, je suivis les deux figures de Sophie et du fou au milieu du brouillard ; à un tournant ils disparurent, et je ne les revis plus.

Je rentrai dans ma chambre consterné, abasourdi. Je ne pouvais comprendre qu’une jeune fille bien élevée, riche, abandonnât ainsi sa maison, sa famille, ses amis, renonçât à toutes ses habitudes, à tout le bien-être de l’existence, et pourquoi ? pour courir après un vagabond imbécile et s’en faire la servante ! Impossible de s’arrêter un instant à l’idée qu’une passion capricieuse, un amour dénaturé eût été le mobile de sa résolution. Il suffisait de regarder l’ignoble figure de son saint homme pour rejeter une pareille supposition. Non, Sophie était restée pure, et, comme elle me l’avait dit une fois, pour elle, il