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semblait involontaire, et chaque fois qu’il s’était produit, l’homme crachait avec indignation, comme s’il se reprochait son acte de gaieté[1].

« Hélas ! mon Dieu ! dit l’hôtesse en se parlant à elle-même avec beaucoup d’émotion, Étienne, mon mari, n’est pas ici. Voilà un malheur ! Il dit des choses si consolantes, et moi, pauvre femme, je n’y comprends rien. »

Elle sortit en hâte.

Il y avait une fente à la cloison, j’y mis l’œil et je vis un « innocent »[2] assis sur un banc et me tournant le dos. Je ne voyais qu’une tête énorme, grosse comme un chaudron à bière, des cheveux hérissés, un large dos voûté, couvert de haillons rapiécés et ruisselant d’eau. À genoux en face de lui, sur l’aire de terre battue, était une femme d’apparence maladive, portant une casaque mouillée, et sur la tête un mouchoir foncé qui lui retombait sur les yeux. Elle faisait tous ses efforts pour ôter les bottes de l’innocent ; mais ses doigts glissaient sur le cuir détrempé et couvert de boue. La maîtresse de la maison, les mains croisées sur sa poitrine, contemplait avec béatitude le saint homme, qui continuait à grommeler des phrases inintelligibles.

  1. Coutume superstitieuse des Slaves. Après son rire involontaire, le fou crache, comme indigné contre lui-même pour avoir cédé à une instigation du diable.
  2. Yourodivyi, un fou par dévotion, qui mène une vie errante en s’imposant de rudes pénitences. Le peuple accorde un respect religieux à ces êtres que Dieu a touchés, et qui méprisent tous les biens terrestres.