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Pendant l’automne de cette même année, mon service m’obligea d’aller dans le gouvernement de S…, sur la route de T…, comme on sait. Par un temps pluvieux et froid, les rosses de la poste tiraient à grand’peine mon léger tarantas dans la boue d’une route effondrée. La journée avait été, il m’en souvient, des plus malheureuses. Trois fois nous nous étions embourbés jusqu’au moyeu. Mon cocher, à chaque pas, me jetait dans une ornière, et quand, à force de crier et de jurer, il en était dehors, il retombait aussitôt dans une autre plus profonde, si bien que le soir, arrivant harassé au relais, je résolus de passer la nuit dans la maison de poste. On me conduisit dans une chambre où je trouvai un vieux divan de bois, un parquet tout de travers, une tenture en papier toute déchirée. Cela sentait le qvas, la vieille natte, l’oignon et même la térébenthine. Les mouches s’y ébattaient en immenses essaims ; pourtant on y était à l’abri de la pluie, qui pour lors tombait à seaux. Je dis qu’on m’apportât un samovar, et, assis sur le divan, je m’abandonnai à ces pensées, couleur… non de rose, familières à tous ceux qui voyagent en Russie. Elles furent interrompues par un grand bruit dans la salle commune, dont ma chambre n’était séparée que par une mince cloison. C’était un grincement aigu de ferrailles semblable au frottement d’une chaîne, mais il était dominé par une rude voix d’homme criant à tue-tête :

« Dieu bénisse tous les habitants de ce logis ! Dieu