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duisit encore, voici comment. Je causais avec un de mes camarades qui revenait d’une tournée dans la Russie méridionale. Il avait passé quelques jours à T… et me donnait des nouvelles de ce pays.

« À propos, s’écria-t-il, tu connais sans doute V… G… B… ?

— Parfaitement.

— Et sa fille Sophie, tu la connais aussi ?

— Je l’ai vue deux fois.

— Figure-toi qu’elle a pris la clef des champs.

— Comment cela ?

— Oui. Voilà trois mois qu’elle a disparu et qu’on n’a plus de ses nouvelles. Et le plus drôle, c’est que personne ne peut dire avec qui elle s’est enfuie. Impossible de rien découvrir ! Pas le moindre soupçon. Elle avait refusé tous les partis. C’était la modestie, la réserve personnifiée. Voilà mes prudes et mes dévotes ! Ç’a été un scandale diabolique dans tout le gouvernement de T… Son père est au désespoir… Et quel besoin avait-elle de se faire enlever ? Son père aurait fait tout ce qu’elle aurait voulu. Ce qui est surtout incompréhensible, c’est que de tous les lovelaces du gouvernement…, pas un ne manque à l’appel !

— Et on ne l’a pas encore rattrapée ?

— Comme si elle était tombée à l’eau. Une jolie fille à marier de moins, voilà qui est triste ! »

Cette nouvelle me surprit fort ; elle bouleversait toutes les idées que je m’étais faites sur Sophie B… ; mais il arrive tant de choses singulières !