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L’Abandonnée.

homme : il doit tourner, coller, faire de la gymnastique, tendre des filets aux cœurs féminins, et peindre Napoléon Ier en uniforme bleu d’azur pour les albums de ses amies.

Mes affaires m’appelèrent un jour à Moscou. J’y appris avec une surprise qui, je l’avoue, ne fut pas médiocre, que la position de mon ancienne connaissance M. Ratsch avait changé dans un sens défavorable. À vrai dire, sa femme l’avait encore enrichi de deux jumeaux, de deux garçons, qu’en véritable Russe il avait baptisés Briatchéslaw et Wiatchéslaw ; mais sa maison avait brûlé, il avait quitté le service, et, pour comble de disgrâce, son cher fils Victor avait élu domicile permanent dans la prison pour dettes.

Me trouvant une fois en société, j’entendis citer Susanne de la façon la plus fâcheuse et la moins honorable. Je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour défendre contre l’insulte cette pauvre fille à qui la destinée refusait même l’aumône de l’oubli ; mes explications ne produisirent aucun effet sur l’auditoire. Je ne parvins à ébranler cette mauvaise opinion que chez un jeune étudiant doué de tendances poétiques. Il m’envoya un poëme le lendemain ; je ne me souviens plus des vers, sauf pourtant de la dernière strophe, qui était à peu près comme ceci :

Quoi ! jusque dans la tombe où tu dors enfermée
La vipère se glisse… Acharnement affreux !
Quoi ! la fleur qu’un hasard sur ton tertre a semée,
La symbolique fleur des mânes malheureux
Penche, morte déjà, sa tête inanimée !