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L’Abandonnée.

squelette de hareng était accroché aux cheveux de l’homme à la redingote de bouracan ; qu’un chapeau de prêtre, un chapeau à larges bords, volait à travers la salle ; que Victor, étrangement pâle, restait accroupi contre un angle… Je vis un poing nerveux qui tirait une barbe roussâtre. Ce furent là les dernières impressions que j’emportai de la « fête » organisée par « l’honorable Sigismond Sigismondowitch » en l’honneur de la pauvre Susanne.

Après m’être un peu remis, j’allai chez Fustow pour lui raconter ce que j’avais vu pendant cette journée. Il m’écouta sans relever la tête, assis et les deux coudes sur les genoux. Puis il poussa cette exclamation : « Ah ! pauvre, pauvre âme ! » se recoucha sur le divan et me tourna le dos.

Huit jours plus tard, il était complètement revenu de ce coup et menait la même vie qu’autrefois. Je lui demandai le manuscrit de Susanne comme souvenir : il me le donna sans se faire prier.

XXVIII

Quelques années s’écoulèrent. Ma tante mourut, et je transportai mon domicile de Moscou à Saint-Pétersbourg. Fustow y vint aussi ; il entra au ministère des finances. Mais je le voyais peu ; il ne m’intéressait plus : c’était un employé comme un autre, et voilà tout ! S’il vit encore aujourd’hui, et s’il est resté garçon, très-certainement c’est toujours le même