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L’Abandonnée.

semblait que chaque convive se fût attendu en secret à un scandale, comme à l’accessoire naturel et à la conclusion légitime d’une telle fête, car chacun s’empressa d’y prendre part. Verres et assiettes cliquetèrent, les chaises furent renversées, des cris retentirent ; on vit des bras se lever, des pans d’habit volèrent ; une mêlée générale s’ensuivit !

« Tapez dessus ! tapez dessus ! » cria mon voisin d’une voix furieuse.

C’était le marchand de poissons, qui jusqu’alors avait paru l’homme le plus paisible du monde ; mais il avait absorbé en silence dix verres de vin.

« Tapez dessus ! »

Sur qui fallait-il taper, et pour quel motif, il n’en savait rien, mais il hurlait horriblement.

Le suppléant du préposé à la police, l’officier des ponts et chaussées, M. Ratsch lui-même, désappointé de voir mettre si promptement un terme à son éloquence, essayèrent de rétablir la tranquillité… Peine inutile ! Mon voisin, le marchand de poissons, se fâcha tout rouge contre M. Ratsch.

« Tu as torturé cette pauvre fille jusqu’à la mort, chien allemand trois fois maudit, » cria-t-il en lui montrant le poing. « Tu as graissé la patte à la police, et tu viens encore nous faire des discours ! »

Les garçons de l’auberge accoururent…

Ce qui arriva ensuite, je ne puis rien en dire… Je saisis bien vite ma casquette et me précipitai vers la porte. J’entendis seulement un craquement terrible ; je remarquai aussi, dans ma retraite accélérée, qu’un