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L’Abandonnée.

le prêtre qui portait une kamilawka lui adressa des compliments, et nous soumit à son tour un trait mémorable de la vie de saint Jean le Guerrier ; l’autre prêtre, celui dont les cheveux étaient si bien peignés, quoiqu’accordant aux plats une attention particulière, trouva moyen de placer quelques remarques édifiantes sur les mérites de la chasteté. Mais peu à peu tout changea de tournure.

Les visages s’enluminèrent, les voix devinrent hautes, la gaieté réclama ses droits, de courtes exclamations retentirent ; on échangea des mots caressants, comme : « Mon cher petit frère, mon petit cœur, ma petite bûche, » voire même : « Mon petit cochon ! » bref, de ces gentillesses que le Russe prodigue quand son cœur s’abandonne. Enfin, lorsque les bouchons de champagne du Don commencèrent à sauter, ce fut un tapage complet : tel imitait le chant du coq, tel autre se faisait fort d’écraser et d’avaler le verre qu’il venait de vider. M. Ratsch, non plus rouge, mais violet, se leva soudain ; jusqu’alors il avait parlé très-haut, maintenant il demandait la permission de prononcer un speech. « Parlez ! En avant le speech ! » cria-t-on de toutes parts. Le vieux à la redingote de bouracan alla jusqu’à pousser des « bravo ! » et à applaudir ; du reste, il gisait déjà sous la table. M. Ratsch éleva son verre au-dessus de sa tête et se déclara prêt à retracer, par quelques paroles « éloquentes », les mérites de la belle âme qui, « laissant à la terre son écorce mortelle, séjournait à présent dans le royaume des élus.