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L’Abandonnée.

Outre la famille Ratsch, il y avait cinq personnes : un officier démissionnaire des ponts et chaussées, misérablement vêtu, avec le ruban fané de l’ordre de Stanislas au cou — (c’était peut-être un personnage loué ad hoc) ; — un suppléant du préposé à la police du district, petit homme à l’air extrêmement humble, mais aux yeux remplis de convoitise ; un vieux monsieur qui portait une vieille redingote en bouracan ; un vigoureux marchand de poissons, dans l’habit bleu de sa profession, sentant sa marchandise ; et moi. L’absence du beau sexe (puisqu’on ne pouvait rapporter à cette catégorie les deux tantes d’Éléonore Karpowna, sœurs du charcutier, et une dame contrefaite, dont les lunettes bleues étaient posées sur un nez bleuâtre), l’absence d’amies, de jeunes personnes, dont l’âge rappelât celui de la défunte, m’étonna au premier moment ; mais un peu de réflexion me fit comprendre qu’avec son caractère, son éducation, son passé, Susanne ne devait pas avoir trouvé d’amies dans un pareil milieu. Il y avait foule à l’église, plus d’étrangers néanmoins que de connaissances, ainsi qu’on le voyait à l’expression des physionomies. Le service funèbre dura peu. Je constatai avec surprise que M. Ratsch, bien qu’il n’appartînt pas à l’Église orthodoxe, se signait très-dévotement, et mêlait même sa voix au chant des cantiques, dont il bourdonnait la mélodie sans réciter les paroles.

Lorsqu’enfin arriva l’heure de dire à la morte un suprême adieu, je m’inclinai devant elle ; toutefois, je ne l’embrassai point, malgré l’usage. M. Ratsch,