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L’Abandonnée.

reste, qu’il fût insensible ; cela montrerait seulement que son naturel ne comportait pas une douleur prolongée. Décidément il y avait trop de modération dans ce caractère.

XXVI

Le lendemain, à onze heures sonnantes, j’étais chez Ratsch. La neige, semée par des nuages bas, tombait en flocons serrés sur le sol humide. Le froid n’avait rien d’intense, mais on sentait parfois des courants d’air vifs et désagréables…, un vrai temps de carême, excellent pour s’enrhumer ! Je rencontrai M. Ratsch sur la porte. Vêtu d’un habit noir, crêpe au bras, sans chapeau, il semblait fort affairé, gesticulait, se tapait la cuisse, et donnait des ordres en criant tantôt vers l’intérieur de la maison, tantôt vers le corbillard à catafalque blanc et les deux voitures de louage qui stationnaient dans la rue.

Il y avait là quatre soldats de garnison[1] en noirs manteaux de deuil par-dessus leurs capotes usées, avec des tricornes enfoncés jusque sur les yeux et décorés de mousselines noires qui flottaient au vent ; de leurs longues torches, qui n’étaient pas encore allumées, ils remuaient d’un air méditatif la neige friable. L’épaisse chevelure grise de M. Ratsch, qui ordinairement encadrait sa tête comme un béret, se dressait en l’air ; sa voix haute et métallique lui re-

  1. Soldats chargés du service à l’intérieur des villes. (N. du trad.)