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L’Abandonnée.

Par la porte entr’ouverte, le visage endormi d’une servante apparut.

« Vous venez pour la défunte ? demanda-t-elle à voix basse, en me priant d’entrer. »

J’entrai. La tête du cercueil était tournée vers la porte. Les cheveux noirs de Susanne me frappèrent d’abord ; ceints d’un bandeau en soie blanche, ils dépassaient les franges du coussin, dont les coins se relevaient des deux côtés. Je fis le tour de la bière, je me signai, je pliai le genou, m’inclinai profondément, puis je levai les yeux… Hélas ! quel triste spectacle ! L’infortunée ! La mort elle-même n’avait pas eu pitié d’elle ; elle lui avait refusé non-seulement ce dernier charme qu’elle jette parfois sur un visage, mais encore cet air de paix touchante que l’on observe si fréquemment chez les morts.

La figure étroite, sombre, presque brune de Susanne rappelait les très-vieilles images de saintes ; et quelle expression sur cette physionomie ! Une expression d’angoisse terrible, comme si la pauvre fille eût voulu pousser un cri perçant, désespéré, comme si elle fût morte tout à coup, sans avoir pu proférer ce cri !… Les plis des sourcils ne s’étaient pas effacés ; les doigts se contractaient encore convulsivement.

Je me détournai malgré moi, mais quelques instants après je me contraignis à regarder de nouveau, et alors je contemplai Susanne longtemps, avec attention. Mon âme débordait de pitié, et d’un autre sentiment aussi. « Elle est morte violemment, décidai-je à part moi ; il n’y a pas de doute