Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/315

Cette page a été validée par deux contributeurs.
299
L’Abandonnée.

« Alexandre, tu déraisonnes ! tu as perdu le sens !

— J’ai toute ma raison, répondit-il. Aussitôt après avoir reçu la nouvelle, je me suis rendu chez toi. »

Je ressentis alors ce serrement de cœur particulier que cause un malheur irréparable.

« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! morte ! répétai-je ; est-ce possible ? Et si subitement ! Aurait-elle mis fin elle-même à sa vie ?

— Je ne sais pas, murmura Fustow, je ne sais rien. On m’a dit seulement : « Elle est morte vers minuit ; demain elle sera enterrée. »

Vers minuit, pensais-je. Ainsi, elle vivait encore hier au soir, quand j’ai cru la voir assise près de la fenêtre, quand j’ai adjuré Fustow d’aller immédiatement chez elle.

« Hier, à l’heure où tu me conseillais d’aller chez Ivan Demïanitch, elle vivait, » murmura mon ami, comme s’il eût deviné ce qui se passait en moi.

« Il l’a bien peu comprise, pensai-je encore. Nous l’avons mal comprise l’un et l’autre ! Nature exaltée, disait-il en parlant d’elle ; toutes les jeunes filles sont ainsi ; et, dans ce moment même, elle portait peut-être le poison à ses lèvres !… Se peut-il qu’on aime une personne et qu’on se trompe sur elle aussi grossièrement ? »

Fustow restait immobile à côté de mon lit, les bras pendants, comme un condamné.