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L’Abandonnée.

— Alexandre… l’aimes-tu réellement ?

— Certainement, je l’aime, je lui suis fort attaché.

— C’est une noble et vaillante fille ! m’écriai-je »

Fustow, impatienté, frappa du pied le parquet.

« Que pense-tu donc ? J’étais prêt à l’épouser, j’y suis prêt encore. Elle est de race juive, il est vrai, mais on l’a baptisée… J’ai mûrement réfléchi à la chose, et quoi qu’elle soit plus âgée que moi… »

À ce moment, il me sembla voir près de la fenêtre une pâle figure de femme, la tête appuyée dans ses mains. Les bougies allaient s’éteindre, il faisait sombre dans l’appartement. Je tressaillis ; en regardant mieux, je pus me convaincre qu’il n’y avait personne, mais un sentiment étrange, une terreur mystérieuse m’envahit.

« Alexandre ! criai-je entraîné par une émotion soudaine, je t’en prie, je t’en supplie, va chez Ratsch immédiatement ! Ne remets pas ta visite à demain ! Une voix intérieure me dit que tu dois voir Susanne aujourd’hui même ! »

Fustow haussa les épaules,

« Quelle idée ! Il est plus de dix heures, et tout le monde dort déjà chez Ratsch.

— N’importe ! Vas-y, pour l’amour de Dieu ! J’ai un pressentiment. De grâce, suis mon conseil ! Va tout de suite, prends une voiture.

— C’est une folie, répartit Fustow avec le plus parfait sang-froid. Pourquoi irais-je juste en ce moment ? J’y serai demain, et tout s’expliquera.

— Mais pense donc, Alexandre, elle parlait de