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L’Abandonnée.

né par la visite de Susanne, que je cherchai vainement le sommeil pendant toute la nuit. Le lendemain, de bonne heure, je dépêchai par exprès une lettre à Fustow, le conjurant de revenir aussi vite que possible, car son absence pouvait avoir les suites les plus funestes ; je mentionnais mon entrevue avec Susanne et le cahier qu’elle m’avait laissé en dépôt. Cette lettre partie, je restai la journée entière enfermé dans ma chambre, me demandant toujours ce qui se passait là-bas, chez Ratsch. Je n’avais pas le courage d’y aller moi-même.

En attendant, il ne m’échappait point que ma tante se trouvait en proie à une surexcitation extraordinaire : elle faisait parfumer son salon presque sans répit, et en était arrivée aux patiences de cartes les plus difficiles, au « pèlerin », qui ne réussit pour ainsi dire jamais ! Elle avait appris la visite, chez moi, d’une dame inconnue, à une heure avancée ; aussitôt un abîme béant s’était présenté à son imagination, et elle m’avait vu sur le bord de cet abîme ; on l’entendait soupirer, gémir même, et murmurer dès qu’elle me voyait, des maximes françaises empruntées à une collection manuscrite qui portait pour titre : « Extraits de lectures. » Le soir, je trouvai sur ma table de nuit un ouvrage par de Gérando ; on l’avait ouvert intentionnellement au chapitre : « De l’influence désastreuse des passions. » Ce livre avait été apporté dans ma chambre, à l’instigation de ma tante, par la plus ancienne des dames de compagnie, personne sentimentale, voire romanesque, mais