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L’Abandonnée.

droit, et ce tourtereau (il faisait allusion à Michel) se souviendra aussi de Ratsch !

Naturellement, je dus supporter toutes ses injures en silence. Je n’ai jamais revu Siméon Matveitch. Sa brouille avec son fils l’avait profondément ébranlé. Se repentait-il, ou — chose plus probable — désirait-il m’enchaîner pour toujours à cette maison, à ma famille ?… ma famille !… quoi qu’il en soit, il m’assigna une pension payable entre les mains de mon beau-père, et que je devais toucher jusqu’au jour de mon mariage… Cette aumône blessante, je la reçois jusqu’à présent, c’est-à-dire il la touche pour moi.

Nous nous établîmes à Moscou. Je jure par la mémoire de ma pauvre mère qu’après mon arrivée dans cette ville, je ne serais pas restée un jour ni même deux heures chez mon beau-père… je me serais sauvée, je ne sais pas où… chez la police… je me serais jetée aux pieds du gouverneur, d’un sénateur, je ne sais pas ce que j’aurais fait si, au moment de notre départ de la campagne, une ancienne chambrière n’avait pas réussi à me remettre une lettre de Michel. Ah ! cette lettre ! Combien de fois ne l’ai-je pas lue d’un bout à l’autre, combien de fois ne l’ai-je pas couverte de mes baisers ! Michel m’adjurait de ne pas perdre courage, d’espérer, et de croire à son amour fidèle. Il jurait de ne jamais appartenir qu’à moi, il m’appelait sa femme, et promettait d’écarter tous les obstacles. Il me faisait le tableau de notre avenir, en me demandant une seule chose : attendre, attendre patiemment… Et j’étais résolue à souffrir